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Debout devant cette tapisserie d'un autre temps, voici ce que je ressens. Tous les fils tissés sur terre m'ont menée à ce point de ma vie. Fils choisis ou subis. Les miens et ceux des autres. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde m'a contruite. Je suis le résultat de ces années empilées, de ces fils entremêlés. Je ne suis rien, partie d'un tout.
Aujourd'hui, je suis là. Debout devant cette vieille tapisserie qui me donne envie de voyager dans le temps... mais pour aller où ? Dans le passé ? Dans le futur ? Voyager dans le temps à la recherche d'une époque que nous voudrions formidable mais dont nous nous éloignons un peu plus intransigeance après intolérance, application après innovation, couvre-feu après confinement. Quelle tapisserie absurde avons-nous tissée jusqu'à présent ?!
Voyager dans le temps et peut-être collecter nos plus beaux fils, un peu d'hier, un peu d'aujourd'hui, un peu de demain, pour fabriquer une nouvelle tapisserie qui serait faite de fleurs délicates peintes sur les murs, d'étoffes brodées de fils d'or, d'eaux pures, de livres reliés à la main, de cahiers intimes écrits à la plume, de fôrets inexplorées, d'horizons éclairés... une tapisserie imparfaite mais vraie, faite de fils abîmés, de photos jaunies, de pages cornées, d'embrassades exubérantes, d'enfants sautant à pieds joints dans les flaques, le visage découvert, de jeunes dansant à en mourir, le visage découvert, d'adultes agglutinés dans les cafés, le visage découvert... une tapisserie tissée par des penseurs, et non des bien-penseurs, une tapisserie où la joie serait brandit en étendard, où risquer de vivre deviendrait un acte providentiel... une tapisserie aux couleurs patinées qui s'évanouie, fil après fil.
Aujourd'hui, je suis lasse. Un étage plus bas, au pied des escaliers en bois, des cris mêlés de rires fusent et emplissent la bâtisse. 21ème siècle bien frappé. Fin 2020 fatiguée. Nous oscillons, les nerfs à vif, entre bonheur de nous retrouver, angoisse de nous contaminer, plaisir d'avoir été épargnés, le moral plus abîmé que nos corps.
Debout devant ce mur, je comprends que chaque moment heureux et douloureux nous a mené là où nous sommes aujourd'hui. D'une manière parfaitement inéluctable, nous tissons la tapisserie de nos vies. Il nous faut donc prendre cette épreuve pour ce qu'elle est... un fil de plus à entrelacer sur la toile.